En matière de responsabilité du fait des produits, l’article 1245-10, 4° du Code civil dispose que le
producteur est responsable de plein droit à moins qu’il ne prouve que « l’état des connaissances
scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler
l’existence du défaut ». Cette définition de ce qu’on appelle le risque de développement provient de la directive européenne 85/374 modifiée, dont les textes du Code civil constituent la transposition.
Dans un arrêt en date du 6 décembre 2023, qui est un épisode de plus dans l’affaire des Laboratoires
Servier et les mésaventures de son médicament Médiator, la Cour de cassation a précisé que la
connaissance personnelle par le producteur du défaut de son produit, exclut nécessairement l’application de l’exonération pour risque de développement (Cass. civ. 1re, 6 déc. 2023, 22-23.383).
https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000048550511?init=true&page=1&query=22-
23.383&searchField=ALL&tab_selection=all
En l’espèce, la plaignante qui demandait indemnisation des dommages que le médicament lui avait
fait subir, avait fait valoir devant la cour d’appel que le retrait du marché par les autorités sanitaires en
Suisse de ce médicament en 1998, puis en Espagne et en Italie en 2003, révélait que le producteur
connaissait l’existence du défaut à l’époque où le médicament avait été mis en circulation et prescrit en
France, entre 2006 et 2009, ce qui devait l’empêcher de se prévaloir de la règle légale prévoyant
l’exonération pour risque de développement, qui suppose que le producteur prouve que l’état des
connaissances au moment de la mise en circulation du produit ne permettait pas de déceler l’existence du
défaut.
La solution paraît logique, puisque l’idée même de risque de développement suppose une
connaissance imparfaite des effets exacts qu’auront les caractéristiques du produit sur les personnes qui
l’utilisent. Or cela ne peut plus être le cas quand on avait connaissance des problèmes de sécurité déjà
posés par le produit.
Il ne faut cependant pas croire que la pure logique doive toujours prévaloir. On doit considérer les
intérêts pratiques. Les enjeux de la question sont considérables, et les intérêts se trouvent en opposition :
d’un côté, en reprenant opportunément cette option ouverte par la directive, le législateur français
(comme la plupart des autres) a voulu éviter d’entraver l’innovation ; d’un autre côté il faut compter avec
la tendance jurisprudentielle à la protection assez systématique des victimes, ce qui fait d’ailleurs que,
sauf extraordinaire exception (Cass. 1re civ., 5 mai 2021 n° 19-25.102), on n’admet pas l’exonération pour
risque de développement. L’arrêt de la cour d’appel n’était pas totalement dénué de logique, puisqu’il
décidait de se placer au moment de la (première) mise sur le marché du produit pour apprécier l’état des
connaissances et le degré de conscience de la dangerosité chez le producteur. C’était la meilleure solution pour protéger l’innovation.
Pour autant, cette solution avait peu de chance de prospérer. On tend à considère que, en
admettant même qu’elle existe au départ, l’exonération pour risque du développement ne peut être
maintenue que si une obligation de suivi a été correctement exécutée par le producteur. Quand la Cour
fédérale de justice allemande avait, en 1968, admis de façon pionnière le rôle exonératoire du risque du
développement au sujet de la responsabilité d’un fabricant, la solution avait été associée à une obligation
de suivi mise à la charge de ce fabricant. Cette association logique doit être maintenue, malgré la
suppression extrêmement maladroite par le législateur, en 2004, du second paragraphe de l’ancien article
1386-12 (auj. art. 1245-11), qui évoquait précisément cette obligation de suivi.
Encore faut-il s’aviser du fait que l’obligation de suivi doit être conçue comme un « standard »
législatif, supposant une appréciation in concreto de la part du juge pour dire si les événements associés
à l’utilisation du produit sur le marché peuvent, effectivement ou non, faire disparaître le bénéfice d’une
exonération qui existe au départ. En l’espèce, les alertes étaient semble-t-il suffisamment caractérisées
pour écarter l’exonération.
Extrait de l’arrêt :
Vu l’article 1386-11, 4°, devenu 1245-10, 4°, du code civil :
Selon ce texte, le producteur est responsable de plein droit du dommage causé
par le défaut de son produit à moins qu’il ne prouve que l’état des connaissances
scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas
permis de déceler l’existence du défaut.
Il s’en déduit que, sans être exigée pour écarter la cause d’exonération pour
risque de développement, la connaissance personnelle par le producteur du défaut de
son produit fait nécessairement obstacle à son application.
Pour retenir que le producteur rapporte la preuve d’une cause d’exonération
pour risque de développement sur le fondement de l’article 1245-10, 4°, du code civil
et rejeter les demandes formées par Mme [P] contre le producteur, l’arrêt retient que
la connaissance personnelle du défaut qu’a pu avoir, ou non, le producteur lors de la
mise en circulation du médicament administré à Mme [P] est indifférente.
En statuant ainsi, la cour d’appel a violé le texte susvisé.
© AARPI STH2